Malgré leur puissant potentiel de démocratisation, les réseaux sociaux pourraient rapidement devenir un autre moyen de procuration
Le phénomène des réseaux sociaux remonte aux années 2000, avec la création de plateformes comme Friends Reunited, dont l’objectif était de permettre à des amis d’enfance de se retrouver. Petit à petit, avec l’avènement de Myspace, Facebook, Twitter et autres services, le concept d’interconnexion s’est élargi, a été adapté et repris de diverses manières. L’idée de départ était simple : offrir un nouveau mode d’interaction sociale centré sur l’utilisateur.
Aujourd’hui, l’utilisation des réseaux sociaux ne relève plus de l’innovation ou de l’originalité. En 2020, on estime que plus de 3,8 milliards d’internautes utilisent les réseaux sociaux. Et ces espaces numériques ont commencé à influer sur nos vies de bien des façons. Personne n’aurait pu imaginer un tel impact il y a 15 ans. Twitter, Facebook et autres réseaux ne sont pas de simples sites de socialisation : on y lit les actualités, on y parle de politique, on y crée des événements, on y milite et on y consacre une part non négligeable de notre temps. Les utilisateurs ou comptes les plus populaires reçoivent même le titre d’« influenceur », car ils ont un réel potentiel pour influencer l’opinion et les actions de leurs « followers ».
L’incroyable pouvoir des réseaux sociaux pose deux grands problèmes aux gouvernements : la manipulation de l’information et le pouvoir des grandes entreprises technologiques. Premièrement, des intérêts personnels peuvent manipuler les réseaux sociaux en diffusant de « fausses nouvelles » (fake news), en désinformant ou en donnant une certaine tournure à des événements. Ils peuvent donc influencer l’opinion publique, et même l’issue d’une élection. Deuxièmement, les gérants des réseaux sociaux peuvent eux-mêmes influencer leur plateforme. Ils peuvent manipuler, restreindre ou contrôler ce que leurs utilisateurs partagent entre eux, et donc protéger leurs propres intérêts contre des réglementations gouvernementales, voire influencer des politiques gouvernementales.
Pour comprendre comment des groupes externes peuvent manipuler les réseaux sociaux à leurs propres fins, vous devez comprendre comment s’y diffuse le contenu. Vous pouvez vous renseigner sur le fonctionnement des algorithmes, sur la mécanique des tendances de Twitter ou sur la nature des publications susceptibles de gagner en popularité, mais dans cet article, nous allons simplement analyser les deux modes de diffusion de l’information.
Sur les réseaux sociaux, on distingue deux grands modes de partage de l’information : le partage organique (naturel) et le partage non organique (payant). On parle de « partage organique » lorsque du contenu se diffuse naturellement sur les réseaux sociaux : on parle de ce qui nous intéresse et on partage l’information avec ses amis sans chercher à tirer du profit. Ce partage est stimulé par les motivations et les réactions réelles des utilisateurs.
On parle de « partage non organique » lorsque la diffusion du contenu est contrôlée par une entité ou organisation. Ce type de partage n’est pas forcément mauvais ou malveillant : il peut aussi contribuer à l’auto-financement des réseaux sociaux (publications sponsorisées, annonces, etc.). Le problème survient lorsque les réseaux sociaux sont incités à diffuser des informations à caractère idéologique ou politique, indépendamment de leurs idées.
Ces dernières années nous fournissent d’excellents exemples de partage non organique et des dégâts et conflits qu’il peut susciter. En Occident, le partage non organique à des fins politiques s’est intensifié (élections présidentielles américaines de 2016, élections américaines de mi-mandat de 2018, référendum sur le Brexit…) et reste un phénomène important sur les réseaux sociaux.
Selon le magazine Politico (14 septembre 2020), « William Evanina, le chef du contre-espionnage de Trump, a prévenu que Moscou tentait de saboter les élections. Le mois dernier, il a annoncé aux législateurs que la Russie cherchait à “dénigrer” Biden “et ce qu’elle considère comme un establishment anti-russe”. Ces efforts – conjugués aux campagnes d’influence de la Chine et de l’Iran –, constituent “une menace directe pour le tissu de notre démocratie”, a-t-il déclaré plus tôt ».
Depuis 2010, le partage non organique pose problème, et encore plus depuis ces cinq dernières années. Le scandale de Cambridge Analytica a démontré comment la publicité ciblée pouvait servir à manipuler un vote. Grâce à la collecte et à l’analyse de données d’utilisateurs de Facebook, des publicités politiques très ciblées ont permis d’influencer à la fois le référendum sur le Brexit et les élections présidentielles américaines de 2016.
L’importance de l’influence de la Russie sur le processus démocratique occidental a également été abordée à plusieurs reprises. Si personne ne s’accorde sur l’étendue et la nature exactes de l’ingérence russe dans les récents processus électoraux, il a bien été confirmé que plusieurs pays étrangers (dont la Russie, la Chine et l’Iran) s’étaient servi des réseaux sociaux pour influencer les élections américaines de mi-mandat et d’autres votes publics.
Les faux-nez (comptes visant à fausser des résultats) illustrent bien un type de partage non organique ne reposant pas sur des publications payantes ou des annonces. Il s’agit d’utilisateurs malveillants gérant plusieurs comptes qu’ils ont créés avec des adresses e-mail jetables ou des données usurpées. En groupe organisé, ils peuvent très bien manipuler les algorithmes des réseaux sociaux. Résultat, certaines opinions politiques peuvent sembler plus populaires qu’elles ne le sont réellement, le nombre d’utilisateurs exposés à certaines croyances peut augmenter, certains peuvent même perdre leur véritable capacité d’expression. Cela fait longtemps qu’on utilise des faux-nez pour multiplier les avis positifs sur des produits, et l’application de ce principe à des fins politiques n’a rien d’étonnant.
Pour certains, l’« ingérence russe », les trolls et les groupes de faux-nez relèvent du conspirationnisme, mais ce sont bien des phénomènes confirmés, documentés et étudiés. Par exemple, ces dernières années, le centre russe de recherche d’Internet (IRA) a fait l’objet de plusieurs inculpations et accusations pénales pour ingérence dans la politique des États-Unis, notamment lors des élections de 2016.
Le modus operandi de l’IRA repose sur des cybercampagnes, des faux-nez, de l’ingénierie sociale, des opérations sous faux pavillon et autres méthodes d’agitation politique et de subterfuge. Outre les élections de 2016, l’IRA s’est activement immiscé dans le mouvement Black Lives Matter en créant des communautés frauduleuses prétendant à la fois s’y opposer et le soutenir. Il semblerait que son objectif final soit d’accroître le chaos dans un maximum de camps et de déstabiliser la démocratie occidentale.
Les réseaux sociaux dépendent de leurs utilisateurs car ceux-ci génèrent la plupart des contenus. Cela limite leur façon de traiter le partage non organique nuisible. Toute solution potentielle doit forcément reposer sur des modifications de politiques et de procédures relatives au site, ce qui pourrait entraîner des « dommages collatéraux » en limitant le partage non nocif. Par exemple, à l’occasion des élections américaines de 2020, pour contrer une vague de publicités visant à diffuser des informations erronées, Facebook a décidé d’interdire temporairement toute publicité politique après la fermeture des bureaux de votes. Si cette initiative permet d’éviter le type de publicité ciblée et manipulatrice auquel le site a déjà été confronté, elle supprime aussi tout revenu provenant de publicités politiques plus légitimes.
Aux États-Unis, où la liberté d’expression n’est pas un simple droit constitutionnel mais une véritable valeur, ce type de restriction choque de nombreux utilisateurs. La frontière entre opinion authentique (acceptable) et manipulation malveillante (inacceptable) est floue.
Les décisions de Facebook s’inscrivent dans la lignée de celles prises par Twitter en octobre 2019 pour éliminer la publicité politique de sa plateforme. Dans une série de tweets, le PDG de Twitter, Jack Dorsey (@jack), a expliqué ses raisons et difficultés à empêcher la manipulation politique par la publicité sur Twitter. « Les publicités politiques sur Internet présentent des défis tout nouveaux pour le discours civique : optimisation des messages et du microciblage basé sur le machine-learning, fausses informations non vérifiées, deep fake… Ces défis affecteront TOUTES les communications sur Internet, et pas seulement les publicités politiques. Il vaut mieux concentrer nos efforts sur les problèmes de fond, sans le fardeau et la complexité qu’implique l’aspect financier ».
Pour contrer des groupes comme l’IRA, l’idéal serait que les plateformes ferment tous les comptes frauduleux, éliminent les faux-nez et interdisent aux utilisateurs d’agir de mauvaise foi pour leur propre programme politique. Dans la pratique, c’est impossible : comment distinguer un « troll professionnel » d’un véritable utilisateur aux opinions incendiaires ? De plus, c’est aux utilisateurs de signaler les mauvais acteurs aux modérateurs des réseaux sociaux. Enfin, pour éviter qu’une interdiction globale touche des utilisateurs innocents, le processus de vérification doit être manuel.
Le fonctionnement des réseaux sociaux pose également problème : les gens aiment surtout interagir avec du contenu en accord avec leurs opinions et centres d’intérêt, et ils évitent ce qui n’est pas à leur goût. Cela maintient naturellement les utilisateurs dans des « chambres d’écho » : ils interagissent encore plus avec les personnes qui sont d’accord avec eux, même sans l’influence de publicités ciblées. En termes d’impact négatif des réseaux sociaux sur la démocratie, ces éléments ne constituent que la partie visible de l’iceberg.
Les partages non organiques font des réseaux sociaux des complices involontaires de l’érosion de la démocratie. Mais de bien des façons, les réseaux sociaux interagissent aussi directement et consciemment avec la politique. De facto, les réseaux sociaux appartiennent à l’industrie de la « grande technologie » (big tech). Le pouvoir de lobbying de ce secteur s’intensifie chaque année, et toute entreprise défend ses propres intérêts. Leur influence sur la politique, en particulier aux États-Unis, a incité certains politiques à prôner une résistance au lobby de la technologie. Par exemple, dans son manifeste, la sénatrice américaine Elizabeth Warren s’engage à « démanteler les géants de la tech ».
L’Europe prévoit également de limiter le pouvoir des grandes sociétés technologiques, et devrait prévoir une nouvelle législation sur les services numériques (Digital Services Act) d’ici la fin de l’année. Cela augmentera les responsabilités et l’engagement des réseaux sociaux par rapport aux contenus de leurs plateformes.
Dans les pays « libres », le fait que les réseaux sociaux soient des entreprises peut entraver la démocratie. Dans les régimes non démocratiques, la mécanique des réseaux sociaux, le libre partage des informations et la capacité à connecter les gens peuvent constituer une énorme menace, d’où l’interdiction ou les restrictions liées aux réseaux sociaux. Certains pays ont leurs propres réseaux sociaux, eux-mêmes supervisés par l’État, tandis que d’autres pays ont opté pour de simples restrictions.
Ces dernières années, la Russie a traité les réseaux sociaux de façon toujours plus insulaire et restrictive. Les principaux réseaux sociaux y sont toujours accessibles, mais des procédures sont en cours pour interdire Facebook, Instagram et YouTube. D’autres sites et services, comme l’application de messagerie instantanée sécurisée Telegram, ont déjà été interdits pour avoir refusé de remettre aux autorités russes les données chiffrées de leurs utilisateurs. Même si l’utilisation de nombreux réseaux sociaux occidentaux est encore légale, les réseaux sociaux russes (qui sont très contrôlés par l’État) demeurent les plus utilisés.
La Chine et la Corée du Nord sont réputées pour leur approche des plus restrictives au monde et leur recours à la censure. Leurs citoyens ne peuvent utiliser que les réseaux sociaux approuvés par leur État. De nombreux réseaux sociaux chinois (Sina Weibo, WeChat…) sont accessibles depuis les pays occidentaux, ce qui crée une sorte d’isolement à sens unique pour les utilisateurs chinois. En Corée du Nord, à l’exception d’une élite privilégiée, les citoyens sont confinés sur un réseau intranet national fortement contrôlé. C’est-à-dire que les utilisateurs occidentaux ne peuvent pas voir les réseaux sociaux nord-coréens, pas plus que la plupart des Nord-Coréens ne peuvent voir les sites de l’extérieur.
En matière de réseaux sociaux, l’Iran propose un juste milieu intéressant entre la Russie, la Chine et la Corée du Nord. En Iran, la plupart des réseaux sociaux occidentaux sont interdits, mais de nombreux citoyens peuvent accéder à des sites comme Facebook et Twitter via un VPN. D’ailleurs, l’Iran est le 20ème pays le plus prolifique sur Twitter, malgré son haut niveau de censure. C’est pour cela que l’Iran exerce une censure plus lourde que la Russie, par exemple, mais beaucoup moins rigoureusement appliquée qu’en Chine ou en Corée du Nord.
Ce qu’on peut retenir de ces exemples à l’étranger, c’est que même les pays autocratiques qui surveillent leur population se méfient des réseaux sociaux : non contrôlés, ils pourraient provoquer des troubles. Dans les démocraties occidentales, les réseaux sociaux sont largement libres.
Les réseaux sociaux fonctionnent mieux pour leurs utilisateurs lorsque l’État leur permet d’agir librement, mais l’entreprise elle-même ne fait pas avancer son propre programme politique et ne permet pas aux groupes organisés de faire avancer le leur. Pour les réseaux sociaux occidentaux, la meilleure option pour le marché est l’autorégulation. L’intervention du gouvernement peut souvent être étouffante, donc si les réseaux sociaux peuvent adopter et appliquer leurs propres normes, cela aboutira à un meilleur rapport liberté/sécurité pour les utilisateurs.
Mais plus que pour toute autre industrie, l’autorégulation pose problème en raison de l’importance du contenu généré par les utilisateurs dans le modèle commercial et de la nécessité de l’engagement des utilisateurs pour la monétisation. C’est un double problème pour les entreprises. Premièrement, il est impossible de réglementer efficacement et constamment tous les utilisateurs : même si un réseau social a des règles et des politiques pour régir le comportement de ses utilisateurs, leur mise en application dépend largement du signalement des infractions par les autres utilisateurs et du temps de réaction de l’équipe de modérateurs (qui procède manuellement). Le deuxième problème auquel sont confrontés les réseaux sociaux, c’est que même l’autorégulation nuit presque intrinsèquement au modèle commercial. La plupart des revenus des réseaux sociaux étant d’origine publicitaire, des espaces fortement contrôlés rendront les utilisateurs moins réceptifs et affecteront les revenus de l’entreprise.
Au-delà de ces obstacles à l’autorégulation, les gouvernements restent préoccupés par la capacité des grandes sociétés technologiques à manipuler l’opinion publique et à exercer une pression en faveur d’une législation qui leur est favorable. On ne sait pas encore si ces efforts de lobbying pourraient s’étendre aux réseaux sociaux pour influencer activement des élections démocratiques, mais ce qui est certain, c’est que ces plateformes peuvent être utilisées pour orienter des utilisateurs vers des idéologies, voire des actions spécifiques.
Récemment, Facebook a supprimé la page « Kenosha Guard », liée à la fusillade de Kenosha (août 2020). Signalé à plusieurs reprises pour incitation à la violence, l’événement n’avait pas été censuré par Facebook car le langage utilisé par le groupe était flou et non explicite. Ce cas de figure illustre bien comment les réseaux sociaux peuvent être utilisés pour inciter à la violence, de façon indirecte mais avec des messages susceptibles de motiver quelques personnes d’un large public à prendre les armes. Cela montre également combien il peut être difficile d’élaborer des directives communautaires contre des appels implicites à la violence sans censurer des utilisateurs innocents et sans porter atteinte au droit à la liberté d’expression.
Dans son nouveau livre, « Life After Privacy » (commenté ici), Firmin DeBrabander affirme : « Nous avons choisi d’exercer notre droit politique par procuration, c’est-à-dire via des élus. Et, comme l’indiquent les Papiers fédéralistes, ce modèle de gouvernement est précisément destiné à limiter l’impact, l’influence et l’activité politique des citoyens ordinaires ».
En d’autres termes : le principe d’un « gouvernement » est d’enlever la prise de décision directe à la population et de la placer entre les mains de représentants – une classe dirigeante qui assume la prise de décision au nom de l’électorat. Cela peut être aussi bon que mauvais, en fonction du contexte et de l’application de ce modèle démocratique : il peut aussi bien s’agir d’élus désireux d’œuvrer dans l’intérêt de leur population que d’une classe d’élites détenant le pouvoir sur un peuple. Que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, la participation directe à la politique est bien souvent retirée à la population.
Si nous ne faisons pas attention, les réseaux sociaux pourraient bien devenir un autre substitut : la prise de décision peut être déléguée à ceux qui font le plus de bruit, qu’il s’agisse d’un bruit organique acceptable ou d’un bruit non organique et manipulé inacceptable.
Paradoxalement, les réseaux sociaux ont un puissant potentiel de démocratisation. Ils permettent de s’exprimer de façon plus uniforme, grâce à une organisation plus efficace. De plus, ils menacent directement les formes oppressives de gouvernement et permettent la formation de groupes d’activisme politique. Mais les réseaux sociaux peuvent aussi bien favoriser un activisme authentique et organique et qu’un activisme forcé et manipulé. Les groupes peuvent être constitués soit de personnes visant à améliorer le monde, soit de personnes avec des intérêts personnels et essayant de manipuler l’opinion publique à leur avantage.
Les réseaux sociaux seraient un puissant vecteur de démocratie s’il n’était pas dans la nature humaine de toujours vouloir subvertir de bonnes choses à ses propres fins. Avec la puissance et la taille des grands réseaux sociaux, les grandes organisations (notamment des États-nations antagonistes) ont la possibilité de s’attaquer à la nature même de la démocratie occidentale.
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