Mettre à jour le logiciel de la démocratie, par Garry Kasparov

Garry Kasparov 13 janv. 2021

Lorsque The Economist m’a demandé de rédiger un article sur la façon dont la technologie pouvait sauver la démocratie, j’ai sauté sur l’occasion.

De nouveaux outils pourraient relever les défis d’aujourd’hui.

Par Garry Kasparov, champion du monde d’échecs, président de l’ONG Human Rights Foundation à New York et ambassadeur d’Avast

Lorsque The Economist m’a demandé de rédiger un article sur la façon dont la technologie pouvait sauver la démocratie, j’ai sauté sur l’occasion (article en anglais). Malgré le vif intérêt que j’ai toujours porté à la technologie et à la politique, j’ai préféré me concentrer sur ma carrière de joueur d’échecs.
Maintenant que je suis à la retraite (depuis 2005), je peux m’investir pleinement dans ces deux passions, notamment grâce à des experts qui ont eu la générosité de m’introduire dans leur monde. Intelligence artificielle, médias, actualités, vote, élections... j’ai accordé des centaines d’entretiens sur l’utilisation ou la création de nouveaux outils pour résoudre les défis d’aujourd’hui. Le truc, c’est que la plupart de ces défis découlent de ces mêmes nouvelles technologies censées nous sauver !

Vous avez sûrement entendu parler de la loi de Moore : publiée par Gordon Moore, le célèbre technologue et cofondateur de la société Intel. Elle observe que le nombre de transistors dans un circuit intégré double environ tous les deux ans. Il est communément admis que par conséquent, la vitesse des ordinateurs double tous les deux ans. L’estimation de Moore s’est avérée exacte et demeure une « loi » depuis 1975.

Grâce à ce progrès constant, les nombreux secteurs qui dépendent de la puissance de calcul et du prix des ordinateurs peuvent tout planifier de façon stratégique. On ne pouvait cependant pas prévoir l’impact de ce doublement régulier sur d’autres aspects de nos vies. Nos sociétés évoluent aussi, mais bien plus lentement. Nous essayons de suivre la croissance du numérique avec ses progrès fulgurants et ses morceaux de code capables de toucher des milliards de vies dans le monde, et qui ne connaît pas de frontières géographiques ou politiques.

Lois et règles pour la liberté et la démocratie

Au lieu de suivre la loi de Moore, nos systèmes politiques et leur bureaucratie tentaculaire suivent la loi de Parkinson : plutôt que d’ajouter à une puce des transistors plus petits pour gagner en vitesse et réduire les coûts, nos bureaucraties sont toujours plus lentes et plus coûteuses. Les fonctionnaires créent du travail les uns pour les autres, et le travail s’étale de façon à occuper le temps disponible pour son achèvement.

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L’introduction de technologies dans certains processus gouvernementaux (publication de documents, suivi budgétaire...) n’a pas résolu ce problème fondamental. Aucun gain de vitesse ne pourra combler le manque de réactivité de nos gouvernements car leur système démocratique est basé sur des élections n’ayant lieu que tous les deux, trois ou quatre ans. Qui peut tenir sa langue aussi longtemps devant l’instantanéité permise par Twitter ou Facebook ?

Une envie de démocratie sur les médias sociaux

On peut parler de communication instantanée depuis l’avènement du téléphone, et de communication omniprésente avec la démocratisation d’Internet dans les années 1990. Contrairement aux médias électroniques d’alors (radio et télévision), Internet est un canal bidirectionnel. Plus qu’un simple récepteur, c’est aussi un microphone... devenu un mégaphone.


Cette différence n’a pris tout son sens qu’à l’apparition d’un moyen de relier des millions de mégaphones entre eux : les médias sociaux. À noter que je distingue les médias sociaux de leur forme originale, les réseaux sociaux, dont le but premier était de connecter les individus entre eux. En seulement quelques années, des millions de personnes ont suivi les informations (ou plutôt leurs informations, compte tenu de la distorsion dont elles font l’objet) depuis leur fil d’actualité Facebook.

La possibilité de chacun de partager son opinion sur des questions nationales souligne les clivages partisans et pousse chaque individu à prendre parti publiquement.


Certes, la télévision et la radio sont également de bons vecteurs de fausses nouvelles, mais les fake news n’ont jamais autant divisé que par le biais des médias sociaux. Ce ne sont plus des inconnus qui commentent et font passer l’info, mais les amis et la famille. De quoi en faire une affaire personnelle. Cela stimule et valorise la participation individuelle comme ne peut pas le faire la télévision, la radio ou des sites web ordinaires. Les théories du complot se propagent mieux lorsque le public se sent impliqué, et non simple observateur.


La possibilité de chacun de partager son opinion sur des questions nationales souligne les clivages partisans et pousse chaque individu à prendre parti publiquement. De nombreuses études ont montré que pour les questions locales ou personnelles (scolarité, criminalité, santé...), les utilisateurs sont bien plus enclins à chercher des compromis. C’est le concept de « jouer sa peau » mis en pratique. Nous sommes nombreux à avoir des opinions bien arrêtées sur des questions nationales ou internationales, mais nous devons admettre qu’elles ne nous concernent pas toujours directement. Elles n’en sont pas moins importantes pour autant et nous avons le droit de défendre nos opinions à leur sujet. Cela montre que les questions locales sont un bon point de départ pour construire un consensus et une communauté, et pour briser les bulles partisanes. Il s’agira ensuite de transférer à une plus grande échelle cette empathie et cet esprit de résolution des problèmes.

Restez attentif, la démocratie se met à jour

Comme je l’ai souvent écrit dans mes articles pour Avast, les menaces et les armes surviennent généralement tôt dans le cycle de vie d’une nouvelle technologie. Il est plus facile de détruire et d’exploiter que de développer des normes et des systèmes de sécurité – qui ne sont d’ailleurs jamais tout à fait terminés. Pas étonnant que les médias sociaux soient utilisés comme armes – comme l’a été le courrier électronique – et qu’il soit difficile de trouver un équilibre entre bien public et besoin des entreprises privées de faire du profit.


Nous devons rafistoler nos institutions désuètes, mais cela ne fera pas tout. Si nous n’essayons pas de moderniser nos systèmes politiques pour répondre à la demande d’instantanéité et de réactivité stimulée par la technologie, ce cercle vicieux d’extrémisme et de chute perdurera. 

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Nous devons nous inspirer du côté positif des médias sociaux : leur capacité instantanée et granulaire à identifier ce que les gens pensent, ce qui les intéresse et ce dont ils ont besoin, pour ensuite les combler. Nous devons mettre en avant les questions locales afin d’encourager des compromis sources de résultats. Nous devons aller au-delà des partis obsolètes qui représentent tellement de choses que personne ne s’y reconnaît.


Dans tout système ou société, la compréhension et l’intégration de nouvelles technologies est un processus parsemé de tentatives et d’erreurs. Il existe un nombre infini de failles et de défauts à exploiter, et toujours assez de personnes pour vouloir en profiter. Les dangers des nouvelles technologies semblent toujours plus grands que leurs bienfaits. D’où notre réticence, surtout sur des sujets aussi délicats que l’éducation ou la politique.


Mais c’est pourtant tout le contraire. Comme souligné dans mon article pour The Economist (en anglais), ces choses sont trop importantes et nous causent trop de tort pour ne pas essayer de les changer, même en prenant des risques. Notre prudence a laissé nos besoins dépasser largement nos capacités, répartissant inégalement nos nouvelles technologies et leurs bienfaits pour développer de dangereux déséquilibres.

Un remède à la fracture numérique

Je ne prétends pas détenir de remède, mais seulement un diagnostic qui constitue une première étape. Il n’existe pas de baguette magique, même en technologie. Mais nous devons commencer à essayer non seulement quelque chose, mais tout, pour bien ramener les gens dans l’espace public au lieu de les diviser et de les en éloigner.


Pour en revenir à notre métaphore high-tech, nous avons besoin de mises à niveau. Et peu importe si elles ne sont pas aussi rapides ou prévisibles qu’en informatique. Ce qui est bien, c’est que nous n’avons pas besoin de beaucoup de matériel pour améliorer notre réactivité démocratique : nous avons juste besoin de meilleurs logiciels, à savoir les processus pour traduire la volonté des citoyens en action gouvernementale. L’infrastructure existe déjà, notamment les puces rapides, le haut débit, les smartphones et les réseaux sociaux que nous
avons tous l’habitude d’utiliser.


(Attention, il ne s’agit pas d’accroître la « fracture numérique », mais de la combler. Si vos citoyens n’ont pas accès aux outils qu’exigent ces progrès, il faut y remédier. Les gouvernements construisent des routes, pas des voitures, et fournir l’infrastructure technologique pour permettre à chacun de participer à une démocratie saine est au moins aussi important que de conduire !).


Nous avons tout à gagner du choix public


Dans mon article pour The Economist, j’ai fait quelques suggestions plus spécifiques. Parmi les exemples donnés, le plus clair est celui du vote consultatif : une plateforme publique et en ligne où l’on peut exprimer ses intérêts et ses opinions.
Et par « plateforme publique », je ne veux pas seulement dire qu’elle est ouverte au public, mais qu’elle est au moins partiellement financée par de l’argent public ou gérée dans un but non lucratif. Les identifiants sont uniques et il n’y a pas de risque de trolling, de spamming ou de détournement. Si vous vous demandez pourquoi ce type de projet ne s’est pas fait plus tôt, voici deux éléments de réponse. Premièrement, il y a bien eu des projets, mais leur portée et leur échelle étaient limitées. Deuxièmement, comme en soi, ils ne sont pas rentables, aucune grande entreprise ou start-up n’a envie d’en créer, même s’ils ne leur feraient pas vraiment de concurrence.

La démocratie est en crise. Garry Kasparov, président de la Fondation pour les droits de l'homme et 13e champion du monde d'échecs, pense que la technologie pourrait aider à y remédier


De tels espaces publiques numériques ne sont pas seulement conçus pour des sondages en direct. Une fois que des progrès auront été réalisés et que la confiance dans le système aura augmenté, ils pourront être étendus au vote local, voire au-delà. Il existe aussi une variation : au lieu de voter directement pour des candidats, on sélectionne des éléments thème par thème et des candidats peuvent les promouvoir, plutôt que des partis appliquant la même plateforme pour tout le monde.


Il y a 8 ans, l’opposition russe a essayé quelques versions simples de vote en ligne parce que les autorités avaient refusé la possibilité d’organiser de véritables conventions ou élections. Les électeurs pouvaient ajouter des éléments à la plateforme par majorité et sélectionner leurs candidats en fonction de la cohérence des thèmes et non des partis. Des versions améliorées de ces outils pourraient motiver les partis stagnants de démocraties comme celles du Royaume-Uni ou des États-Unis. Au lieu d’être bombardé d’opinions venant de l’extérieur sur  les médias sociaux, le système peut les absorber et les représenter de manière mesurée, et les politiciens peuvent choisir de les traiter ou non. La sphère publique peut retrouver une partie de l’autorité qu’elle a cédée aux entreprises technologiques de la Silicon Valley et réduire l’influence des grands réseaux sociaux sur les barèmes du bien public.

La génération FaceTime est prête

La bonne nouvelle, c’est que les enfants du numérique (digital natives) sont désormais majeurs. Nés dans les années 1980-1990, ce ne sont plus des enfants. Ils mènent de plus en plus la danse et nous devrions encourager cette transition. Les personnes plus âgées, auparavant peu rassurées par la technologie, l’adoptent plus que jamais alors que les services de première nécessité s’appuient dessus. Commander à manger, faire des achats, communiquer sur FaceTime avec ses enfants et petits-enfants, utiliser des assistants numériques, appeler un Uber... Ce soudain tsunami s’explique en partie par une pandémie qui a accéléré de nombreux comportements numériques.

Sécurité contre transparence

La sécurité sera primordiale. Toutes les activités courantes que j’ai citées posent encore de grands problèmes de sécurité et de respect de la vie privée. Presque assez pour dissuader les gens de les utiliser. Notre démocratie est plus importante qu’une carte de crédit, nous devons en prendre soin. La coopération public-privé sera essentielle car les meilleurs professionnels de la sécurité sont dans le secteur privé et l’intérêt n’est pas que le gouvernement reconstruise quelque chose à partir de zéro. Il ne suffit pas d’instaurer de bons systèmes de vérification,  encore faut-il qu’ils inspirent confiance. Cela exige non seulement de la sécurité, mais aussi de la transparence et un degré de confiance dans un secteur public en déclin depuis des décennies.

Avec le président des États-Unis qui diffuse des infox sur l’intégrité des élections, ce n’est peut- être pas le meilleur moment pour nous demander de croire en la politique numérique. Je maintiens cependant qu’il est plus important que jamais de construire des systèmes propres et transparents. Tout le monde mérite d’être entendu, mais la confiance dans nos élections, le pilier de la démocratie, ne devrait jamais être une question d’opinion.


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