Lutter contre les discours de haine

Garry Kasparov 11 août 2017

Garry Kasparov s'exprime sur comment Internet complexifie l'équilibre déjà délicat entre la réglementation d'un langage diffamatoire et la liberté d'expression.

En Allemagne, une nouvelle loi a été votée au mois de juin. Elle demande aux entreprises spécialisées dans les réseaux sociaux de supprimer tout contenu véhiculant un discours de haine dans un délai de 24 heures faute de quoi elles devront payer une amende allant de 5 à 57 millions de dollars.

Les problèmes juridiques et la controverse dans lesquels elles ont été entraînées en peu de temps ont soulevé d'importantes questions concernant la nature du discours haineux, le compromis entre liberté d'expression et réglementation et les rôles des entreprises privées et des autorités gouvernementales dans la supervision, entre autres.

Le problème relatif au contrôle des contenus numériques a été particulièrement souligné l'année dernière au cours de l'élection présidentielle aux États-Unis. À l'époque, un grand nombre des questions susmentionnées faisaient déjà partie du débat public.

Mais l'histoire de l'Allemagne place le pays dans une situation unique en termes de liberté d'expression et amplifie les enjeux liés aux commentaires haineux. Avec des lois strictes interdisant les discours de haine déjà présents dans les livres, entraînant une condamnation pouvant aller jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, vous penserez peut-être que ces nouvelles lois ne sont qu'une extension des règles existantes.

Toutefois, comme dans tous mes articles de blog mensuels, nous devons nous poser deux questions cruciales : comment Internet transforme-t-il ce problème et comment pouvons-nous intervenir ?

Dans un premier temps, il serait judicieux de déterminer plus clairement ce que l'on peut considérer comme un discours de haine. Si nous ne sommes pas d'accord sur les types de déclarations qui dépassent les limites, comment trouver une solution de régulation commune ?

La loi récemment votée en Allemagne adapte simplement la définition utilisée dans la société au monde de Facebook, Twitter et YouTube. Les déclarations publiques déjà considérées illégales, comme le déni de l'Holocauste publié dans un magazine ou déclaré à la télévision, seront également inacceptables sur une publication ou un commentaire sur Internet.

Cette règle soulève un problème évident, à savoir que les frontières nationales à l'intérieur desquelles l'Allemagne peut réguler ses discours publics n'existent pas en ligne. Un message publié dans un pays non soumis à des lois sur les discours haineux devrait être supprimé d'Internet dans un autre pays, ce qui complexifie l'identification de ses véritables origines.

En tout état de cause, sur Internet, que signifie « origine » ? La nationalité ou le lieu de résidence de l'auteur du message ? L'emplacement du serveur sur lequel le message est stocké ? Le pays de la société qui possède le serveur ? Vous comprenez maintenant pourquoi Internet s'est révélé être une véritable aubaine pour les avocats ! Est-ce ce que nous souhaitons pour une plateforme universelle qui dépasse intrinsèquement les frontières ?

Après tout, si l'Allemagne peut exercer une pression suffisante sur une entreprise de réseaux sociaux pour faire appliquer ses normes de censure en dehors des frontières nationales, qu'en est-il des normes d'autres nations et groupes, notamment les normes autoritaires ? Les intégristes de certaines religions font déjà pression pour bannir des images de femmes dont ils considèrent la tenue inappropriée.

La Chine serait ravie d'étendre à la totalité de la toile la censure de l'utilisation domestique d'Internet concernant les noms de dissidents et des termes comme « place Tian'anmen ». Le contrôle des limites du discours haineux est beaucoup plus difficile que le contrôle des frontières d'un pays.

Tous ces points nous ramènent à notre question centrale : comment Internet complexifie l'équilibre déjà délicat entre la réglementation d'un langage diffamatoire et la liberté d'expression ?

Aujourd'hui, nous devons non seulement affronter la politique et la culture d'un pays, mais également une sphère numérique mondialisée mettant en relation des dizaines de groupes ethniques, de langues et de religions. La confrontation de tant de points de vue divergents peut souvent décontenancer.

Comment créer des politiques permettant aux individus d'avoir de nouvelles perspectives via leur expérience en ligne, sans aller à l'encontre des conceptions universelles du bien et du mal ?

À ce sujet, je pense que nous ne pouvons pas relativiser ni estimer que chaque opinion mérite le même statut. Objectivement, certains pays et certaines cultures sont plus avancés que les autres en ce qui concerne l'« évolution morale ». Les Pères fondateurs des États-Unis ne considéraient pas l'esclavage comme immoral ; aujourd'hui, cette pratique nous est inconcevable.

Je crois que d'autres pays arriveront à la même conclusion concernant certains systèmes de croyance qu'ils sanctionnent actuellement. Si nous pouvions rendre la Déclaration universelle des droits de l'Homme vraiment universelle, nous atteindrions un bel objectif.

Dans le même temps, nous devons trouver un moyen de coexister sur des plateformes que beaucoup d'entre nous partagent. Il s'agit donc de mettre en place des réglementations respectant nos valeurs les plus ancrées sans freiner l'apprentissage et le partage des cultures.

Le débat sur la nature des discours de haine est inévitablement lié aux questions pratiques concernant le contrôle. Sur ce point également, la législation actuelle ne donne pas de réponse satisfaisante. Elle fait passer la responsabilité du gouvernement aux entreprises technologies pour créer des équipes chargées des tâches volumineuses à cette fin ou pour développer des algorithmes testés par l'homme capables de faire des choix. Tandis que certains cas sont évidents, les exceptions entraînent des complications à la fois techniques et éthiques.

Un occidental peut penser qu'une croix gammée est claire et facilement détectable par un algorithme de correspondances d'images. C'est peut-être vrai 95 % du temps mais ce symbole nazi détesté est assez courant en Asie, encore aujourd'hui, notamment en Inde, au Népal, au Sri Lanka et en Chine. Il s'agit d'un symbole bouddhiste, hindou et taoïste dont les usages traditionnels et religieux précèdent ceux des Nazis et de l'Allemagne.

Une personne instruite peut faire la différence entre les symboles swastika lors d'un rassemblement néo-fasciste à Hambourg et une mosaïque dans un temple indien, mais une machine en est-elle capable ?

Comme d'habitude, tout dépend du contexte et c'est exactement ce qui manque aux machines, ces dernières étant limitées à leur ensemble de données et à des règles strictes.

Vous pouvez étendre le contexte de la machine en y intégrant encore plus de données, notamment sur l'auteur de la publication, mais nous serions alors confrontés à un problème de confidentialité. Quelle quantité d'informations devrions-nous communiquer à une entreprise ou un gouvernement pour prouver notre innocence à un algorithme ?

Mais, comme le dit l'adage, le diable est dans les détails. Les humains et les ordinateurs devront travailler plus dur pour déterminer les contextes, les intentions et les impacts. Quels types de directives les entreprises technologiques mettent-elles en place pour les professionnels chargés de signaler et de retirer du contenu ? Quels calculs intègreront-ils aux IA destinées à supprimer les éléments diffamatoires ?

En tant que citoyens concernés, comment être sûrs que nos valeurs sont conservées et intégrées aux mécanismes de ce processus qui va gérer nos discours publics ?

Comme toujours, je ne prétends pas détenir la réponse idéale ni même qu'une solution existe vraiment. Outre la surveillance et le contrôle des discours de haine (fortement souhaitables), leur définition est une entreprise très compliquée.

J'entends identifier les paramètres nécessaires à une discussion informée et j'espère que les questions ci-dessus m'y aideront. Plus généralement, le but est de continuer à progresser vers l'atteinte de nos idéaux, tout en admettant que la perfection est impossible.

Je dois également lancer un avertissement, compte tenu de mon expérience personnelle avec des gouvernements de répression. La ligne entre la diffamation à sanctionner et la censure totale est très facile à franchir. L

e compromis entre la liberté d'expression et la supervision contrôlée nous oblige à garder à l'esprit que les restrictions tolérées dans le monde libre avec de bonnes intentions peuvent être, et seront, mal utilisées par les gouvernements autoritaires.

En Russie, la loi interdisant la propagande homosexuelle, tristement célèbre, interdit tout discours promouvant l'homosexualité chez les mineurs et a été détournée en faveur de la persécution politique. Une restriction si vaste et vague signifie que l'application dépend entièrement du corps législatif contrôlé par le Kremlin qui peut choisir de lancer des poursuites judiciaires sur un coup de tête.

Il s'agit d'une façon simple et pratique de réduire au silence tous les points de vue non conformistes ou dissidents qui menacent le régime.

De la même manière, les lois contre « l'extrémisme » peuvent sembler être une bonne idée dans des lieux en lutte contre des populations radicalisées et soumises à des propagandes de haine et des appels à la violence.

Mais, en Russie et dans d'autres régions en guerre contre les régimes autoritaires, toute opposition au gouvernement est rapidement jugée extrémiste et interdite, des pamphlets aux manifestations en passant par les sites Internet, entraînant souvent des arrestations.

Certes, les démocraties ne sont pas immunisées contre l'abus de telles lois, mais elles garantissent au moins des recours politiques, des débats et la liberté des médias pour y remédier.

Le langage légaliste qui tente de codifier les discours de haine n'est pas une véritable solution. Nous devrions plutôt viser un langage large conservant nos principes généraux que les régimes cyniques auront beaucoup plus de mal à saboter et qui laissera le plus de place possible à la liberté d'expression et individuelle, afin de préserver notre monde libre.

Pour nous protéger véritablement contre les discours haineux, tout en conservant la liberté d'expression, essentielle au développement des hommes, le mieux reste de définir et redéfinir le cadre moral de la société que nous souhaitions, en ligne et hors ligne.

Bien sûr, les conditions concernant ce qui peut être dit ou non, où, quand, etc. susciteront toujours le débat. Toutefois, la présence du diable dans les détails n'est pas une si mauvaise chose tant que l'œuvre générale est créée par des hommes bons.

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