Nous sommes à peine à la mi-année 2018 et la portée des activités numériques malveillantes est déjà en pleine expansion.
L'exemple présent dans tous les esprits est, bien sûr, l'ingérence russe lors de l'élection présidentielle de 2016, confirmée depuis par l'enquête du procureur spécial Robert Mueller. L'utilisation des réseaux sociaux par le Kremlin pour attiser les tensions partisanes déjà présentes aux États-Unis, par le biais d'une opération de plusieurs millions de dollars, a entraîné la mise en accusation en février de treize ressortissants russes et de trois sociétés.
Toutes les semaines, nous retrouvons à la une des médias les dangers de nos vies hautement technologiques et il devient essentiel de distinguer l'hystérie des menaces plus sérieuses. Le jour même du premier accident mortel impliquant une voiture autonome, Facebook a essuyé de nombreuses critiques après qu'une entreprise d'identification de profil d'électeur a collecté plus de 50 millions de profils Facebook. Bien évidemment, le décès d'un piéton en Arizona est une tragédie et cela nous rappelle qu'il y a toujours des imprévus et des dangers dans la course en tête de n'importe quelle nouvelle technologie. Cependant, les nouvelles de Facebook, et ce qui a déjà été révélé concernant l'utilisation de la plateforme par la propagande russe et les fake news, sont bien plus pertinentes en ce qui concerne les menaces auxquelles nous et notre société faisons face dans notre environnement de haute technologie.
Communiquer vos données personnelles pour obtenir des services est devenu courant car cela fonctionne. Comme l'exprime l'expert Zeynep Tufekci dans son histoire de Facebook parue dans le New York Times : en théorie, ce n'était pas une fuite de données, mais un modèle économique. Les utilisateurs ont la sensation d'obtenir quelque chose sans rien donner en retour, et cela peut se révéler vrai à un niveau personnel, du moins sur le court terme. Que toutes les informations sur vous, et votre réseau social, soient vendues à des publicitaires ou à des acteurs politiques peut sembler un peu effrayant, mais est-ce si négatif ? Premièrement, gardez à l'esprit que les données personnelles que vous partagez en échange de services ne restent pas dans un seul endroit. Elles sont souvent vendues, négociées, et volées. De plus, leur exploitation peut faire courir de grands risques à la société, en permettant le ciblage et la manipulation à une échelle que seule l'ère du numérique rend possible.
Aucun de nous ne va « sortir du réseau » ou supprimer l'ensemble de ses comptes sur les réseaux sociaux. (Bien que les départs d'utilisateurs et autres menaces de boycott soient probablement la meilleure façon de faire pencher la balance en faveur de la vie privée des utilisateurs.) Néanmoins, nous pouvons mieux nous protéger. La plupart des plateformes de réseaux sociaux ont des paramètres de confidentialité par défaut qui offrent une très légère intimité. Vous pouvez les renforcer. Certains navigateurs le permettent également et certaines applications de sécurité tierces peuvent même faire mieux. Et si l'idée d'une entreprise ou d'un pirate explorant votre historique de navigation vous perturbe, faire le choix d'un VPN est devenu courant. Si cela semble ennuyeux, c'est comme verrouiller votre voiture, votre maison et vous brosser les dents tous les jours. Nous faisons cela pour notre santé et notre sécurité, et l'hygiène numérique est tout aussi importante.
Deux autres évènements récents ont mis l'accent sur les abus potentiels du gouvernement dans le monde virtuel. Des évènements de ce genre se produisent constamment, qu'ils soient largement couverts par les médias pendant quelques jours, ou qu'ils échappent aux radars jusqu'à ce qu'un scandale éclate. Nous pouvons revendiquer certains changements au sein de notre infrastructure technologique qui nous aideront à nous protéger, bien que les entreprises qui créent et maintiennent cette infrastructure doivent aussi être mises sous pression pour rendre cet environnement plus sûr. Des changements systémiques sont nécessaires pour garantir que les produits issus de l'innovation numérique contribuent à l'épanouissement humain, et non à l'autoritarisme et à la répression.
Macao, un territoire autonome du sud de la Chine, a récemment mis en avant une nouvelle législation relative à la cybersécurité. Si ce projet de loi est adopté, il établirait dans la région un régime de surveillance draconien. Tous les utilisateurs d'Internet devraient complètement s'identifier, en utilisant leurs vrais noms, dans toutes leurs activités en ligne. Les fournisseurs d'accès Internet, les FAI, seraient tenus de conserver des enregistrements de cette activité pendant un an. Des comités de cybersécurité locaux et centralisés seraient créés pour garder une trace de ces informations, en travaillant conjointement avec les services gouvernementaux pour manifestement prévenir les cyberattaques. En résumé, la législation devrait poser les bases d'une surveillance étatique de masse sous couvert du renforcement de la sécurité nationale.
Macao, un avant-poste portugais jusqu'en 1999, détient toujours quelques vestiges de libertés démocratiques. C'est la seule raison pour laquelle ce programme n'a pas encore vu le jour. Dans le reste de la Chine, comme dans tant d'autres états autoritaires, une infrastructure numérique totalitaire est déjà en vigueur. Comme toujours, je vous rappelle que tandis que beaucoup de pays libres ont également de puissantes capacités de collecte des données, ils font partie d'un système équilibré par une supervision gouvernementale, des organes de presse, des ONG et des citoyens informés. Rien de tout cela n'existe dans une dictature. La façon dont le gouvernement traite la population est ce qui compte le plus.
En février également, le réseau social Instagram, racheté par Facebook, a supprimé les publications d'un militant de l'opposition russe, Alexei Navalny, après avoir reçu des plaintes de la part du gouvernement russe, suivies de menaces d'interdiction de l'intégralité des services de la plateforme en Russie. Les publications fournissaient des preuves de corruption, des images et un enregistrement vidéo pris sur un yacht privé, suggérant qu'un pot-de-vin était proposé par un oligarque éminent au Vice-premier ministre. La Russie a exigé que la vidéo soit retirée et qu'Instagram obtempère. Malgré tout, la vidéo reste disponible sur le canal YouTube de Google.
Il est très préoccupant de voir des entreprises basées aux États-Unis, qui doivent leur succès à l'ouverture et à la compétitivité du monde libre, se plier de plein gré aux exigences des autoritaristes. Dans un pays comme la Russie, où le gouvernement a le quasi-monopole des médias traditionnels, les réseaux sociaux sont le meilleur moyen pour les militants d'atteindre leurs sympathisants. Quand Facebook retire une information sensible à la demande d'une dictature, il soutient directement cette suppression des voix dissidentes du régime. Il y a également une force à tirer du refus de traiter avec ces régimes. En réalité, l'interdiction de Facebook et Instagram, ou de Google et YouTube, ou de l'iPhone, aurait pour conséquence une vive réaction en Russie et ailleurs. Au lieu de cela, ces régimes bénéficient d'un double standard, tout en intimidant et en censurant ces plateformes américaines.
Les sociétés comme Facebook, Google, et Apple doivent exprimer les principes qu'elles défendent. Le progrès technologique n'est pas une valeur humaine. La neutralité n'existe pas. En prétendant qu'elles sont apolitiques, elles contournent la question et, même en ne faisant rien, elles se rendent complices. Les entreprises du monde libre qui renforcent les régimes les plus répressifs devraient être tenues de rendre des comptes. Le mythe selon lequel l'engagement économique seul aidera à libéraliser les gouvernements autoritaires a été démenti à maintes reprises. Les dictatures utilisent ces puissants outils contre leur propre peuple et contre les nations qui les ont créés. Ils n'ont peut-être pas été désignés comme armes, mais sont utilisés comme telles.
Les géants de la technologie doivent mettre fin à ce double standard, ou manque de standards, quand bien même cela signifie se priver de certains marchés. Ils doivent reconnaitre qu'ils exercent un immense pouvoir en orientant l'avenir et, d'ailleurs, il est dans leur propre intérêt à long terme de protéger la liberté et la démocratie. Ce sont les bases de l'innovation, un monde sans ces deux notions est un monde où le potentiel humain ne se réalise pas et où les avancées technologiques futures ne sont jamais atteintes. Les consommateurs ont le pouvoir de diriger ces changements, ce qui est préférable à la régulation gouvernementale qui risque de freiner l'innovation.
Bien sûr, même si le géant principal de la technologie instaure cette approche audacieuse et avant-gardiste, nous ferons toujours face à des menaces. La Chine et la Russie peuvent développer leurs propres outils. Nous avons déjà vu la Russie exploiter les faiblesses de l'architecture Internet (et de la nature humaine) pour saboter des élections dans le monde entier. La Chine, en parallèle, bénéficie d'une très forte population favorisant le regroupement de grandes quantités de données et c'est justement là que réside la clé du progrès dans le domaine de l'intelligence artificielle. Néanmoins, dans le monde libre, nous faisons preuve d'une grande intelligence, de créativité et d'une avance significative, ce qui constitue un atout décisif. Nous devons nous battre pour conserver cette position.
Cela dit, je voudrais conclure en rendant hommage à l'un des plus grands visionnaires d'Internet et l'un des plus grands optimistes. John Perry Barlow, le fondateur de l'EFF (Electronic Frontier Foundation), est décédé le mois dernier à l'âge de 70 ans. L'EFF est une ONG de défense de la liberté d'expression et de la confidentialité en ligne par le biais d'analyses d'experts, de défenses juridiques, et de campagnes populaires.
Je soutiens la mission d'EFF et les efforts pionniers de Barlow pour réaliser l'incroyable promesse de l'Internet. Mais, peut-être à cause de mes origines soviétiques, ma philosophie diverge concernant un point clé. Alors que le monde a toujours besoin de visionnaires utopistes pour nous aider à réaliser notre potentiel et inspirer nos rêves, mon côté réaliste me rappelle que l'accomplissement de tout potentiel technologique dépend des intentions de ceux qui s'en servent. Tandis qu'Internet offre un espace qui peut sembler transcender la dynamique du pouvoir conventionnelle, c'est devenu inévitablement une arène supplémentaire pour les mêmes conflits mondiaux qui sévissent hors ligne. Le monde en ligne est indissociable de notre monde réel, nous ne pouvons échapper aux problèmes d'un mauvais gouvernement et de valeurs haineuses au travers d'une illusion de cyberutopie séduisante. Il doit bien être possible d'influencer l'architecture d'Internet afin de rendre plus difficile pour les malfaiteurs et les dictatures d'abuser de leur pouvoir sans perdre la liberté et l'innovation du monde libre.
Dans le cadre du combat contre la répression, nous devons demander aux principales sociétés de technologie de jouer leur rôle, ainsi que d'instaurer des mesures de conception technologique basées sur du bon sens rendant plus difficile les abus d'outils numériques. La surveillance, la transparence, et la responsabilité sont toujours les piliers. Il n'existe pas d'autres moyens de construire la confiance qui distingue le monde libre d'un monde qui ne l'est pas. En parallèle à cette large impulsion sociétale pour la liberté et la démocratie, ces mesures peuvent aider à ancrer dans la réalité la vision attrayante des optimistes d'Internet comme Barlow.