La liberté sur Internet, entre balkanisation et mondialisation

Kevin Townsend 20 févr. 2020

Les nationalismes alimentent la fragmentation d'Internet

Parmi les inventions technologiques, Internet est la seule ayant favorisé l’unification du monde. Aucune autre n'a permis aux gens de communiquer à une telle échelle et avec une telle flexibilité. Du commerce aux relations amoureuses, en passant par la politique, tout a fait l’objet d’une révolution numérique. Mais entre la montée du nationalisme, les craintes liées aux questions de vie privée et de sécurité et les tensions géopolitiques croissantes, de nombreux pays commencent à isoler leur Internet, érodant la nature ouverte et mondiale du World Wide Web.

Balkanisation

On parle de « balkanisation du Web » pour désigner le fait que les nations isolent leur Internet national de l’Internet mondial. Dans son rapport de 2020 sur les risques mondiaux, le Forum économique mondial (FEM) utilise le terme « fragmentation » et considère le processus comme une menace majeure pour l'économie mondiale.

La balkanisation est rarement totale : très peu de pays ont un Internet totalement séparé. L'isolement d'un Internet implique souvent un contrôle gouvernemental des points d'accès à Internet (c'est-à-dire des fournisseurs d’accès à Internet pour les utilisateurs et des points nationaux d'entrée/sortie pour le trafic général). Le contrôle au niveau du fournisseur d’accès Internet (FAI) permet aux gouvernements de décider dans quelle mesure les citoyens peuvent accéder à l’Internet local ou mondial (en interdisant ou en autorisant des sites Web).

Cet isolement est généralement motivé par l’envie de contrôler une nation. Dans des cas moins extrêmes, il peut viser à protéger les citoyens contre du contenu dangereux. Toutefois, plus cet isolement national est fort, plus il renforce le pouvoir de l'État et protège le gouvernement contre la dissidence. La balkanisation peut aussi résulter de pressions juridiques, si du contenu est légal dans certains pays mais pas dans celui du pays d'origine, par exemple. Les pressions économiques d'intérêts privés ou d'entreprises jouent également un rôle. 

Examinons les diverses formes et causes de la balkanisation du Web en nous appuyant sur sa mise en œuvre dans différents pays.

Russie

Depuis de nombreuses années, la Russie est en voie de balkanisation mais elle a récemment envisagé de déconnecter totalement l’Internet russe (RuNet) du réseau mondial. La loi pour un « Internet souverain » (2019) a donné à l'État un pouvoir sans précédent pour imposer son isolement numérique. Le processus est simple : un DNS (système de noms de domaine) autonome, dédié à la Russie. 

Le DNS est ce qui régit le routage Internet. Un DNS dédié à la Russie implique que les internautes russes ne peuvent pas accéder à l’Internet mondial, et que les internautes étrangers ne peuvent pas accéder aux sites Web ou utilisateurs russes. En situation de crise internationale, le gouvernement russe pourrait passer du DNS mondial au DNS russe. Mais cette souveraineté numérique est vraisemblablement motivée par la consolidation du pouvoir de l'État et la limitation de l'influence étrangère.

Iran

L’Internet iranien est isolé depuis un certain temps. Selon l’OpenNet Initiative, son filtrage est « omniprésent ». Suite aux protestations contre la hausse des prix du carburant (fin 2019), l'Iran a connu une brutale coupure d’Internet pendant une semaine. Il s'en est suivi la divulgation d’un courrier demandant à diverses organisations et entreprises quels services Internet elles considéraient comme indispensables. Ce courrier a alimenté la spéculation selon laquelle l'Iran prévoyait de renforcer son isolement, fournissant potentiellement des versions de services vitaux contrôlées par l'État, avec une liste blanche de tous les sites Web autorisés (au lieu d'une liste noire de sites interdits). 

La censure basée sur liste blanche est plus difficile à contourner que celle basée sur liste noire : il est peu probable qu'un gouvernement autorise un service permettant aux utilisateurs de contourner la balkanisation. La balkanisation de l’Iran est très probablement motivée par l’isolement culturel, en vue de limiter l'influence culturelle de nations extérieures.

Corée du Nord

Réputée pour le haut niveau de censure appliqué à tous les types de médias, la Corée du Nord est probablement l'État avec le plus long et le plus haut niveau de balkanisation en ligne de tous les pays. Même l'accès basique à Internet est soumis à une liste blanche : seuls les citoyens explicitement autorisés peuvent se connecter à l'intranet national. Et on ne parle pas de l'Internet mondial. 

En outre, la plupart des citoyens étrangers ne peuvent pas se connecter à l'intranet nord-coréen. La Corée du Nord n'a qu'un seul FAI et son Internet national compte moins de 5 500 sites Web. Ses deux seules routes vers l'internet mondial passent par la Russie et la Chine.

En Corée du Nord, seuls les représentants du gouvernement peuvent accéder à l'Internet mondial. L'État peut donc contrôler rigoureusement les informations accessibles à ses citoyens.

Chine

L’Internet chinois est peut-être moins isolé que celui de la Corée du Nord, mais la puissance et la population de la Chine lui confèrent une toute autre importance. Depuis plusieurs années, on s’attend à une scission entre l’Internet à prédominance américaine et l’Internet à prédominance chinoise. Et elle semble de plus en plus probable. 

L'Internet chinois est plus centralisé que l'Internet mondial, avec des systèmes de paiement mobiles remplaçant déjà l’argent au quotidien. En contrepartie, l’Internet chinois est à un niveau de balkanisation total. 

Le grand pare-feu de la Chine

Le grand pare-feu (firewall) de la Chine est à la fois une construction technologique et juridique permettant de contrôler la façon dont la population utilise Internet. Le pare-feu bloque l'accès à certains sites Web de l'Internet mondial (Google, Twitter, Facebook, diverses applications mobiles, etc.). Pour pouvoir accéder à un site, les citoyens chinois doivent respecter des restrictions juridiques propres à la Chine. De nombreuses organisations mondiales ont d’ailleurs été amenées à créer des versions de leurs sites Web et services spécifiquement pour le marché chinois.

Le grand pare-feu de la Chine s’applique aux utilisateurs connectés aux serveurs et aux adresses IP chinoises. On peut donc le contourner avec l'itinérance des données ou en utilisant un VPN avec prudence. Mais depuis quelques années, les autorités chinoises font preuve de beaucoup moins de tolérance envers les internautes. Les citoyens ont découvert qu’en cas d’infraction, ils pouvaient perdre totalement leur connexion Internet, et que les entreprises pouvaient se voir infliger de lourdes amendes.

Royaume-Uni et États-Unis

L’Internet du Royaume-Uni ne connaît pas un tel degré d’isolement. Néanmoins, des mesures ont tenté d’exclure les citoyens britanniques de certaines sections de l'Internet mondial, à commencer par Pirate Bay. Ce système de partage P2P violant les droits de propriété intellectuelle, le blocage a été mis en œuvre au niveau des FAI. C’est-à-dire que les FAI bloquent l’accès à Pirate Bay pour les adresses IP du Royaume-Uni.

D’autre part, le gouvernement du Royaume-Uni a tenté de bloquer l'accès des mineurs aux sites de pornographie, mais n’y est pas parvenu, tant sur le plan technique que juridique. Aux États-Unis, la protection de la liberté d'expression par la constitution, ainsi que le haut niveau d'influence du pays sur l'Internet mondial ont contribué à retarder ou à annuler à plusieurs reprises le « blocage pornographique » du Royaume-Uni. Et puis d’un point de vue technique, ce blocage de type liste noire est facilement contournable avec un VPN qui fournit une adresse IP étrangère.

Même les États-Unis présentent certains traits de balkanisation. Depuis l'entrée en vigueur du RGPD en Europe, certaines entreprises des États-Unis ont tenté de bloquer l'accès européen à leurs sites Web afin d'éviter les complications liées au RGPD. Encore une fois, cette mesure peut facilement être contournée en utilisant un VPN ou en usurpant une adresse IP.

On ne peut pas encore considérer que le Royaume-Uni ou les États-Unis sont en voie de balkanisation. Mais ces exemples illustrent certaines des pressions internes qui peuvent mener à un contrôle national et à l'isolement.

Mondialisation

La mondialisation économique est la seule force internationale qui s'oppose à cette tendance de balkanisation du Web. Les pays font affaire entre eux, et l'Internet mondial rend cela plus facile et plus efficace. Les États-Unis et la Chine commercent à grande échelle, la Chine et la Russie sont fortement implantées en Amérique et en Europe, les entreprises des États-Unis sont présentes dans le monde entier, la Chine utilise sa puissance économique pour étendre son influence politique (allant jusqu’à acheter des ports étrangers entiers). L'Internet mondial est un énorme atout pour l'économie mondiale. Dans des circonstances normales, la mondialisation empêcherait la balkanisation.

Mais nous ne sommes pas dans des circonstances normales. La mondialisation est elle-même menacée par la montée du nationalisme et les tensions géopolitiques. C’est dans les guerres commerciales que cela se manifeste le mieux, et de la façon la plus dangereuse lorsqu’il s’agit des États-Unis et de la Chine. Le nationalisme garantit à chaque pays la meilleure entente possible pour lui-même. Mais cela conduit généralement à des représailles sur les tarifs commerciaux qui ont un effet négatif sur le commerce et sur l'ensemble du processus de mondialisation.

Le Forum économique mondial, réunissant les plus grands chefs d’entreprise et économistes du monde, considère que la balkanisation (qu’il appelle « fragmentation ») est actuellement l’une des principales menaces pesant sur l’économie mondiale. Dans son dernier rapport, le FEM prévient : « La fragmentation du cyberespace et des technologies pourrait aggraver ces conséquences économiques [une réduction des PIB nationaux] en ayant des effets négatifs sur l'utilisation des services cloud par les entreprises, en augmentant les coûts de transaction liés aux affaires dans des juridictions parallèles et en réduisant la productivité en exigeant différentes lignes de production pour différents marchés. »

Qu’en est-il de l'Internet mondial ?

Pour le meilleur des mondes, il faudrait apaiser les tensions géopolitiques actuelles et mettre fin aux guerres commerciales. L'internet mondial retrouverait son rôle initial de puissance pour le bien international et l'économie mondiale.

Dans le pire des mondes, les effets de la balkanisation se développeraient. Internet serait alors à deux niveaux : un Internet mondial accessible uniquement aux propriétaires d'entreprises et aux gouvernements, et un intranet local, propre à chaque nation, pour les citoyens.

Si cela devait arriver, la plupart des internautes n’auraient actuellement qu’une solution technologique : l'utilisation d'un VPN de haute qualité permettant d’accéder à une juridiction étrangère autorisant le site qu'ils souhaitent visiter.


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