La blockchain n’est pas une simple technologie de crypto-monnaie. Elle pourrait constituer une base pour donner aux individus le contrôle de leur personnage numérique
Il y a une vingtaine d'années, les fondateurs d'Amazon et de Google ont ouvert la voie à la domination d’Internet dans notre façon de vivre.
Jeff Bezos (Amazon), Larry Page et Sergey Brin (Google) ont contribué plus que n’importe qui à la conception du commerce numérique tel que nous le connaissons aujourd’hui, notamment aux menaces toujours plus nombreuses qui pèsent sur notre vie privée et sur notre cybersécurité.
Nous nous trouvons peut-être à l’aube d'un grand bouleversement. La technologie blockchain de 2019 pourrait être aussi décisive qu’Internet l’a été en 1999.
La « blockchain » (« chaîne de blocs »), aussi appelée « technologie des registres distribués » (Distributed Ledger Technology, DLT), est bien plus que le mécanisme qui se trouve derrière la folie du Bitcoin et de la spéculation sur les crypto-monnaies. Sur la base d’un nouveau paradigme d’ouverture et de partage, la DLT a le potentiel d’ouvrir de nouveaux horizons au commerce et à la culture.
Certains pensent que cette fois, ces très précieuses mines d’or numériques ne tomberont pas entre les mains de quelques entrepreneurs en technologie. En effet, les optimistes soutiennent que chaque individu prendra le contrôle direct d’aspects minimes de leur personnage numérique. Les entreprises seront alors obligées d'adapter leurs modèles commerciaux à une nouvelle éthique de partage, pour le bien de tous.
C’est du moins un scénario utopique largement défendu par des leaders d'opinion comme l'économiste et théoricien en sciences sociales, Jeremy Rifkin, dont le discours « Troisième révolution industrielle : une économie de partage nouvelle et radicale » compte 3,5 millions de vues sur YouTube. Et les innovations de la blockchain sont en grande partie dirigées par des prodiges en logiciels, tels que le fondateur d’Ethereum, Vitalik Buterin, qui prône avant tout l'ouverture d’esprit et l'indépendance.
Les blockchains publiques et les DLT privées n’en sont qu’à leurs débuts. Comme précédemment indiqué, ces technologies en sont à peu près au même stade qu’Internet dans les années 1990. Mais cette fois-ci, les enjeux sont plus complexes. Un consensus veut que la blockchain nous mène dans une toute autre direction qu’Internet.
« Avec Internet, il suffisait qu’une seule entreprise prenne une décision stratégique pour avancer, mais ce n’est pas le cas avec la DLT », explique Martha Bennett, analyste chez Forrester, dont nous présenterons plus tard le point de vue prudent sur la blockchain. « La blockchain est un sport d'équipe. Avant que les réseaux basés sur les blockchains ne deviennent la norme, il faudrait modifier radicalement l'approche et la culture d'entreprise afin que les concurrents collaborent entre eux. »
Cela dit, voici quelques points importants que tout le monde devrait comprendre à propos de la révolution que nous réserve la blockchain.
Une blockchain n’est qu’une base de données distribuée. Elle fonctionne comme un registre (ou grand livre) partagé entre plusieurs parties. Ce registre peut être partagé par des personnes ayant un intérêt spécifique, comme les détenteurs de Bitcoin. Il peut aussi être partagé entre des entreprises, des personnes ou des organisations, pour échanger tous types d'informations. Chaque ordinateur participant reçoit une copie en direct du registre. Une cryptographie avancée empêche toute modification de ce qui y a été préalablement écrit.
Il y a une grande différence entre les blockchains publiques (comme Bitcoin et Ethereum) et les DLT privées, comme ceux qui exploitent le framework open source Hyperledger et qui sont soutenus par IBM, Intel, Cisco et des dizaines d’autres géants industriels. (Prochainement, plus d'informations sur les blockchains privées.)
Tout le monde peut participer aux blockchains publiques. Le registre est totalement décentralisé et ses entrées sont accessibles à tout le monde, en toute transparence. Les blockchains publiques reposent généralement sur un concours informatique, appelé « preuve de travail » (proof-of-work, PoW), pour attirer les participants et permettre à la blockchain de fonctionner sans avoir besoin d’un intermédiaire de confiance.
Par exemple, le minage de Bitcoin est un concours dont l’objectif est de résoudre un difficile casse-tête cryptographique afin de pouvoir ajouter le prochain bloc à l’historique des blocs du registre. Le gagnant reçoit un jeton (« token »), un Bitcoin. En se faisant concurrence, tous les autres mineurs servent à valider le registre, éliminant ainsi le besoin d’un intermédiaire de confiance.
Il est difficile de déterminer le nombre de véritables blockchains publiques, mais on en compte au moins quelques dizaines qui distribuent des jetons. Des services périphériques ont donc fait leur apparition pour soutenir le commerce et la spéculation des jetons blockchain (ou « crypto-monnaies »), et les variations de cette spéculation retiennent beaucoup l'attention.
Les crypto-monnaies ne sont cependant qu'une infime partie de la technologie blockchain.
L’élément perturbateur des blockchains publiques n'est pas ce que pensent beaucoup de gens. Ce n’est pas qu’une question d’émission de monnaie numérique.
L’élément perturbateur des blockchains publiques n'est pas ce que pensent beaucoup de gens. Ce n’est pas qu’une question d’émission de monnaie numérique. Le véritable pouvoir de la blockchain repose sur son potentiel à décentraliser de nombreux autres types de tenue de registre.
Dans 10 ou 20 ans, les blockchains pourraient commencer à supplanter profondément tous les types d’intermédiaires qui contrôlent actuellement les flux financiers, la circulation des biens et des services et la distribution de contenu numérique. Cela inclut la suppression des rôles de dirigeants tels que le PDG de Facebook (Mark Zuckerberg) et le PDG de Twitter (Jack Dorsey), dont les entreprises contrôlent les flux du discours social.
Des commentateurs sociaux tels que Rifkin ou le technologue Andreas Antonopoulos ont gagné des abonnés dans le monde entier, en parlant de la façon dont la blockchain pourrait permettre aux gens de contrôler et de monétiser certains aspects de leur vie numérique. À ce sujet, j’ai assisté au discours provocant qu’a donné Antonopoulos à Seattle, intitulé « Échapper aux cartels bancaires mondiaux ».
Des efforts sont entrepris pour développer et déployer largement des blockchains publiques capables de décentraliser la manière dont les documents juridiques sont émis, distribuer et conserver une trace des identifiants numériques pour les personnes démunies, diviser et distribuer des paiements fragmentés aux participants des chaînes d'approvisionnement. On réfléchit même à un moyen de faire des registres distribués la base de systèmes de vote blockchain anti-fraude.
En revanche, les blockchains privées proviennent essentiellement du secteur industriel, qui a compris que quelque chose était en train de se produire et qui essaie, par réflexe de ne pas rester à la traîne. Les DLT privées n’ont pas besoin de mécanisme de preuve de travail. En effet, une seule entreprise ou un groupe d’entités garde le contrôle total de la validation des nouveaux blocs et de leur ajout au registre. Pour participer à une blockchain privée, vous devez y être invité et vous ne pouvez pas consulter son registre sans autorisation. Évidemment, tous les membres d'une blockchain privée doivent accepter un ensemble de règles établies et appliquées par la ou les entités morales responsables.
Pour les grandes entreprises, l’intérêt d’établir des blockchains privées est que les données du registre sont distribuées sur de nombreux appareils, ce qui accroît l'efficacité et la flexibilité des transactions de façon très précise et très difficile à modifier de manière malveillante. Bennett m’a cependant fait remarquer qu’après avoir fait preuve d'un entrain excessif, les entreprises ne courent plus après les systèmes de blockchains juste pour dire qu’elles font quelque chose d’innovant.
Les entreprises lancent de moins en moins de projets et les initiatives approuvées tendent à se concentrer sur la définition des potentiels obstacles culturels et techniques et sur la mise en place des règles techniques sur lesquelles tout le monde peut se mettre d'accord. Cette file d'attente se déroule particulièrement au sein de Hyperledger, un consortium hébergé par la Fondation Linux dont les membres fondateurs sont 30 géants du secteur bancaire, des chaînes d'approvisionnement, de la fabrication, de la finance, de l'Internet des Objets et de la technologie, dirigés par IBM et Intel.
Comme les blockchains privées n’utilisent aucun type de mécanisme de preuve de travail (ce qui rend pratiquement impossible la modification des blockchains publiques), les préoccupations traditionnelles en matière de cybersécurité s'appliquent.
Comme les blockchains privées n’utilisent aucun type de mécanisme de preuve de travail (ce qui rend pratiquement impossible la modification des blockchains publiques), les préoccupations traditionnelles en matière de cybersécurité s'appliquent. Si aucun mineur ne cherche à gagner des jetons et à valider l'exactitude de l’historique des transactions, il faut un intermédiaire de confiance. Et cet intermédiaire de confiance reste le même : une entité vulnérable. Avec toutes ces interfaces qui entourent le système de blockchain, il est encore plus crucial pour les entreprises d’appliquer des pratiques de cybersécurité strictes et optimales. De nos jours, combien le font vraiment ?
« Les personnes impliquées dans les initiatives les plus avancées de confidentialité de la DLT ont découvert que l’application et la mise à l'échelle de cette technologie constituaient un défi majeur », déclare Bennett. « Avec l’amélioration des outils, certains de ces défis disparaîtront avec le temps. Mais d'autres demeureront, comme la sécurisation du système et de toutes ses interfaces. »
C'est la raison pour laquelle Hyperledger, qui n'est pas une blockchain en soi, ne peut émettre aucun type de crypto-monnaie. IBM et Intel seraient ravis que Hyperledger devienne un cadre pour les blockchains publiques et privées, en normalisant autant que possible des composants fiables et à code source ouvert. Encore une fois, revenez 20 ans en arrière. C’est exactement ainsi que Linux est passé d’un système d’exploitation amateur à un système d’exploitation commercialement viable largement utilisé dans les réseaux professionnels.
J'ai parlé de cela avec Avesta Hojjati, responsable de la recherche et du développement chez DigiCert, un fournisseur de certificats numériques basé à Lehi (Colorado) qui participe activement à Hyperledger. « Vous pouvez penser à Hyperledger Fabric comme à un châssis de voiture soudé, peint et peut-être avec des roues », m’a dit Hojjati. « Il lui manque le moteur et quelques éléments pour qu’il soit totalement fonctionnel. Mais vous pouvez travailler avec quelque chose de très facile à maintenir et à déployer. »
Lancé en 2016, Hyperledger a commencé à incuber des projets tels que Hyperledger Ursa, une bibliothèque cryptographique partagée qui se veut unique. « Auparavant, l’utilisation de cette technologie aurait nécessité une expertise approfondie du sujet, alors qu’aujourd’hui, tout développeur peut utiliser la bibliothèque Ursa et mener des projets en fonction de ces fonctionnalités ».
Les nouveaux outils proposés par Hyperledger pourraient nous propulser dans une ère de commerce mondial beaucoup plus démocratisé. Mails ils pourraient aussi permettre aux actuels capitaines industriels de rester au pouvoir.
J'en suis venu à croire que ce sera un mélange des deux. Les registres distribués publics et privés ont déjà commencé à converger. De nombreuses innovations sont en cours. Il faudra faire des compromis difficiles et réaliser d’importants progrès architecturaux. Les entreprises resteront dans le jeu tant qu’elles pourront générer productivité et profit. Mais peut-on concevoir que les blockchains hybrides du futur proche puissent aussi faire exploser les mines d’or numériques existantes et démocratiser l’accès à la poudre d’or ?
Bennett observe et analyse les technologies émergentes depuis 30 ans, et a consacré les cinq dernières années aux registres distribués. Je lui ai demandé quel rôle elle pensait que les blockchains joueraient dans 10 ans. Elle m’a répondu :
« La seule chose que nous puissions affirmer, c’est que cela ne ressemblera en rien à ce que nous avons aujourd’hui. Je ne suis pas contre les blockchains, je veux juste être réaliste. La technologie ne fera pas de miracles mais elle nous permet dès aujourd'hui de modifier nos façons de faire, et ce de façon très radicale. En d'autres termes, les blockchains peuvent soutenir de nouveaux modèles commerciaux et de confiance, mais nous devons d'abord les concevoir. Et même s’il faudra sans doute faire quelques compromis, les problèmes technologiques seront probablement résolus plus rapidement que tous les aspects non techniques. »
Vu sous cet angle, j’ai du mal à visualiser l'extinction complète des principaux intermédiaires actuels. Mais peut-être qu’ils se laisseront dépasser par une nouvelle génération d’intermédiaires.
La révolution de la blockchain a commencé, chers amis. On ne peut plus revenir en arrière. Elle pourrait nous permettre de faire des progrès en matière de confidentialité et de cybersécurité. Une chose est certaine : l’avenir nous réserve beaucoup de choses. Je vais suivre cela de près.
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